CELUI QUI DONNE

 

Ne parlez pas de vos poètes à ceux que vous aimez. C’est bien assez de rendre grâce que leur lumière, ici, soit portée sans flambeau, leur parole sans fanfare, non dans les formes qu’ils ont dites ni même seulement leur langue, – c’est bien assez qu’elle soit perdue dans l’ordre sans mesure de ses métamorphoses : dans l’œil qui voit les arbres, la bouche qui distribue son blé, la main qui touche une autre épaule…

Une sagesse nous dit que la fidélité, c’est l’avenir qu’on leur donne sous les espèces d’avataras. Cependant, un devoir nous oblige à remonter vers eux. Car ils sont seuls.

Ainsi peut-on rêver qu’au moins ils sachent, là où ils sont, l’aval de leur bonté. Comme si les âmes mortes pouvaient y deviner des mains, qu’une chaîne improbable, de ceux qui s’en trouvaient grandis, fît remonter vers eux – au rebours d’une série de hasards inéclos – non le pauvre salaire de vocations impayées : une immobile paix que nous, les hommes rivés au temps, ne savons pas imaginer.

Ce sont des maîtres invisibles.

Non, il n’importe pas qu’on les montre du doigt, qu’on en parle : autrement qu’aujourd’hui, donc, où ne sont mesurés les idées ni les actes, mais le bruit alentour. Pourtant, ces forces-là existent et font, quoiqu’elles ne soient point vues. Non pas de la façon dont sont transmis les chocs, les ondes qu’en langue claire la mécanique décrit, mais par pur mouvement d’âme – par transmission secrète, non seulement de la bouche : de la bonté vers la bonté… Comme si ce qui passait de l’un à l’autre avait fini par devenir néant d’objet, et que tout geste, dans une chaîne unanime, pût devenir offrande.

Oui les cœurs, de la sorte, et à la fin à leur insu, et jusqu’à percevoir seulement cet arbre-ci, reçoivent un rayon, on ne sait d’où venu, mais qu’un regard considérable saurait bien distinguer, nommer comme une source, saurait bien rattacher, oui – quand  même on les a vus, eux, dans la réalité, médiocres ou mesquins – à la piété de celui-ci ou à l’intelligence de celui-là…

Et ainsi semble-t-il que naisse une force absconse, énorme, indivisible. Qu’elle se répande de proche en proche (il faut redire le mot avec sa vérité : de cœur en cœur), de sorte qu’à la fin, sur l’herbe, ou sur les fruits offerts, ou sur la paix des fronts, c’est Dieu qui parle, n’est-ce pas ?

 

poème dédié à Jean-Marie Barnaud publié dans Une maison, des voix, en 1998 par Cheyne éditeur et la Médiathèque de la Durance

 

Bibliographie